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Lesbos

Convivial comme un camp de réfugiés

Le camp Pikpa était un modèle exemplaire d’accueil des demandeurs d’asile. Avec des aides et du soutien du monde entier, il offrait abri, nourriture, formation, ainsi que soutien médical, psychologique et juridique sans rien coûter à l’état.

« Ce n’est sans doute pas une coïncidence si dans aucune langue parlée sur la terre on ne trouve l’expression “beau comme un aéroport”. Les aéroports sont laids. Quelques-uns sont hideux. Certains atteignent même à un degré de laideur qui ne peut être que le résultat d’un effort délibéré. »

–  écrit Douglas Adams dans Beau comme un aéroport.

Et est-ce que M. Adams a déjà entendu parler de camps de réfugiés conviviaux ?

Et vous ?

Entourés de fils barbelés et gardés par les forces armées, les camps de réfugiés – comme les zones de transit hongroises – peuvent être qualifiés de tout sauf conviviaux. Avant son incendie en septembre 2020, le plus grand camp de réfugiés d’Europe, Moria, sur l’île grecque de Lesbos, n’était pas décrit comme convivial par ses habitants. Plutôt infernal. Et celui de Samos, qui lui aussi accueillait plusieurs milliers de demandeurs d’asile, était simplement appelé Jungle par tout le monde, tout comme celui de Calais en France.

Nous nous sommes habitués à cela. Quant aux conditions dans les camps… nous, spectateurs extérieurs, nous nous y sommes habitués aussi. Après tout, il n’y a pas grand chose que l’on puisse faire, nous avons tendance à dire, en haussant les épaules. Puis, nous secouons la tête lorsque le journal allemand Die Zeit décrit les conditions dans l’enfer de la Moria sous le titre « Die Leute hier leben wie die Tiere » (Où les gens vivent comme des animaux). Nous secouons la tête parce que le titre est dérangeant. Parce qu’il n’est pas hypocrite. L’interviewé de Die Zeit, Jean Ziegler, met cela en perspective. Dans son livre Lesbos, la honte de l’Europe, qui paraîtra bientôt en hongrois, il écrit :

« Alors que j’exerçais comme rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, j’ai parcouru la Rocinha, la plus grande favela de Rio de Janeiro, les slums des Smokey Mountains de Manille et les puantes shantytowns de Dacca, au Bangladesh. Mais jamais je n’ai été confronté à des habitations aussi sordides, à des familles aussi désespérées que dans les Oliveraies de Moria. »

Mais que faire ? Les camps de réfugiés seront toujours des camps de réfugiés, n’est-ce pas ? Il est certainement plus simple de secouer la tête et de hausser les épaules que d’interroger pourquoi et comment des gens forcent d’autres gens à vivre comme des animaux.

La phrase « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde » est attribuée à plusieurs personnes mais a été formulée à l’origine un peu différemment par le Premier ministre français Michel Rocard à l’Assemblée Nationale le 6 juin 1989 : « Il y a, en effet, dans le monde trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l’Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elles. »

Difficile de contradire ce propos, n’est-ce pas ?

Eh bien, à quelques kilomètres de la tristement célèbre Moria, quelques dizaines de bénévoles de Mytilène disent mais aussi prouvent depuis des années, jour après jour, qu’il existe une alternative à Moria. Que l’anthropologue culturelle Margaret Mead avait raison quand elle a dit :

« Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens engagés et réfléchis puisse changer le monde. En réalité, cela se passe toujours de cette manière. »

En novembre 2012, le maire de Lesbos a approuvé l’utilisation du camp de Pikpa, un ancien centre de vacances pour enfants, pour accueillir les demandeurs d’asile sans abri. Des citoyens et des collectifs ont ainsi créé le « Village de Tous Ensemble ». Depuis 2012, il a accueilli et soutenu plus de 30 000 personnes dans le besoin. La vidéo résumant ces 8 années se termine ainsi :

« Le camp Pikpa est un modèle exemplaire pour l’accueil des demandeurs d’asile. Avec aide et soutien du monde entier, il offre abri, nourriture, formation, ainsi que de soutien médical, psychologique et juridique sans rien coûter à l’état. »

Sans rien coûter à l’état. Monsieur Rocard doit se retourner dans sa tombe.

Que pourrait mettre en œuvre ce collectif s’il recevait un financement public de l’Union européenne – disons, le montant par habitant que l’UE dépense, au moins sur papier, pour ceux qui souffrent dans l’enfer de Moria ? Ou si l’expérience du Pikpa était mise en œuvre dans des hot spots, formellement connus comme des institutions de premier accueil ? En fin de compte, les demandeurs d’asile se sentiraient vraiment accueillis.

C’est évidemment impensable. Car, comme l’écrit Jean Ziegler, les hot spots ne sont pas faits pour cela.

« Aujourd’hui, les hot spots sont au service d’une stratégie précise : de la dissuasion et de la terreur. Il s’agit d’inspirer un effroi tel que les persécutés renonceraient à quitter leur pays. »

Et Pikpa ne fait pas l’affaire.

Quelques jours avant la publication de la vidéo en novembre 2020 – c’est-à-dire un mois et demi après l’incendie du camp Moria – Pikpa a reçu un coup dur. Peu importe qu’il ait donné, depuis des années, un refuge sûr et convivial aux plus vulnérables, y compris les mineurs non accompagnés et les mères célibataires. Peu importe qu’il ait épargné à ses habitants les horreurs endurées par leurs pairs à Moria, tant pendant l’incendie que dans les jours qui ont suivi, n’ayant d’autre choix que de dormir sur des routes goudronnées pendant plusieurs nuits, avec des enfants, sans rien à manger ni à boire, et d’attendre sans rien faire parce que la police a bloqué les routes. Tout cela n’avait pas d’importance. Une fois que la construction de Moria 2.0 a été terminée – sur un ancien champ de tir militaire, exposé aux vents maritimes et aux inondations, entouré d’une clôture de six mètres de hauteur avec une triple rangée de barbelés OTAN, et gardé par 350 soldats des forces spéciales – Pikpa est devenu inutile.

Pas pour ceux qui y vivaient ou qui le géraient, mais pour ceux qui avaient le pouvoir de décider. Et non seulement il est devenu inutile, mais aussi indésirable. Comme il aurait pu servir de miroir à Moria 2.0.

Le 30 octobre 2020, à 6h30 du matin, une soixantaine de policiers armés ont encerclé l’ancien centre de vacances pour enfants. Ils ont réveillé les habitants – 74 demandeurs d’asile, dont 32 enfants – et leur ont ordonné de quitter leur maison. Ils ont obéi. Les volontaires de Lesvos Solidarity ont reçu l’ordre de ne pas intervenir. Tout comme la presse.

Que ressentaient ceux qui, pendant des années, avaient assumé la responsabilité de l’État et soutenu les demandeurs d’asile les plus vulnérables ? On ne leur a pas posé la question. On leur a simplement donné des ordres.

Et qu’ont ressenti ceux qu’on a forcé de quitter leurs foyers conviviaux en offrant une place dans Moria 2.0, qui non seulement n’a pas passé les premiers tests de fortes pluies mais qui est manifestement incapable de répondre aux normes internationales de base applicable aux camps de réfugiés ? On ne leur a pas posé la question. On leur a simplement donné des ordres.

Construit pour 8 000 personnes en urgence après l’incendie de septembre 2020, le camp Moria 2.0 a été conçu sans tenir compte des exigences essentielles en matière d’évacuation des eaux de pluie et de sécurité incendie. Des centaines de personnes sont restées sans toit une seconde fois lorsqu’une forte pluie a inondé 80 tentes le 13 octobre.  (Photo : The Hope Project.)

Le pouvoir ne pose pas de questions. Il donne des ordres, il envoie des forces armées, il interdit. Et il ne s’interroge pas sur les conditions de vie, sur les conditions de santé mentale effrayantes dans les camps de réfugiés des hot spots de la mer Égée. « Durant toutes mes années de pratique médicale, je n’ai jamais été témoin d’un nombre aussi important de personnes souffrant de problèmes de santé mentale aussi graves, comme je le constate actuellement chez les réfugiés de l’île de Lesbos » – a déclaré Alessandro Barberio, un psychiatre de Médecins Sans Frontières. Selon le Guardian, un réfugié sur trois a déjà envisagé le suicide et un sur cinq en a déjà fait une tentative.

Mais tout cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est que l’ordre de type militaire a enfin été établi. Que les garde-côtes réussissent leur mission au point que le Premier ministre Mitsotakis a exprimé sa satisfaction d’avoir réduit par 80 % le nombre d’arrivées par rapport à l’année précédente. Évidemment, le Premier ministre Mitsotakis n’a pas perdu de temps pour parler des moyens qui ont permis cette réussite : les garde-côtes, avec la complicité active de Frontex, ont systématiquement violé la Convention des Nations unies sur les réfugiés. Ce qui compte, c’est le résultat : moins de personnes ont débarqué sur les îles de la mer Égée qu’il n’y en a eu de repoussées illégalement. Telle est la réalité aujourd’hui aux frontières extérieures de l’Union européenne, lauréate du prix Nobel de la paix. Et ce n’est pas à cause d’un grain de sable dans la machine. C’est la machine elle-même, par conception. Une machine qui ne tolère pas les camps de réfugiés conviviaux.

Le livre de Jean Ziegler sera publié en hongrois en mars 2021. Vous pouvez soutenir sa publication ici : https://fr.ulule.com/levain-ziegler/